En franchissant le seuil de chez « Gus », la cantine préférée des flics de la Canebière, j’ai l’impression bizarre de m’être trompée d’adresse. Toute l’équipe doit se retrouver ici pour fêter la fin de notre dernière enquête et la mise sous les verrous des deux pédophiles qui avaient sévi à la Blancarde durant plusieurs mois . En toute logique, en cette fin d’après-midi de mai, les rires des clients, les disputes des joueurs de cartes et le volume de la vieille chaîne HIFI du patron devraient résonner douloureusement dans mes jolies oreilles. Mais là, rien d’autre qu’un silence religieux ; une tension perceptible autant qu’incompréhensible règne sur ce petit établissement populaire du quartier de Noailles.
Je lève les yeux sur l’écran de télé, supposant que l’OM vient d’encaisser un but face au PSG – quoi d’autre pour rendre muet un marseillais ? - mais le poste est éteint. Du regard, je cherche mes collègues de bureau et je tombe sur Lino qui, de loin, me faire signe d’approcher tout en posant son index sur la bouche pour m’imposer le silence. Mon commissaire principal préféré affiche un sourire complice aussi, machinalement, j’ajuste mon pull et arrange mes cheveux comme si ces détails débiles allaient changer quoi que ce soit… Si tu n’as pas eu l’intelligence d’acheter mon premier bouquin (je sais je radote, mais y’a de quoi non ?), tu ignores que mon supérieur et moi-même jouons au chat et à la souris depuis plus de neuf ans. Amis intimes mais pas amants du tout, à mon grand désespoir. Grand, toujours bronzé, yeux noirs envoutants et une musculature mi-footballeur, mi-tennisman… tu vois le tableau ? Pendant que ce dragueur invétéré multiplie les conquêtes de passage, je joue l’indifférente mais aucun de nous deux n’est dupe, ce qui entretient le suspens… Déformation professionnelle sans doute.
Bref, pour l’instant j’ai un autre mystère à éclaircir : que se passe-t-il chez Gus ?
A pas de loup, je m’approche de Lino qui s’est poussé pour me faire une petite place sur sa chaise (Yes !) et là, je commence à comprendre… Les sièges sont installés en cercle autour d’une seule petite table ronde en marbre presque aussi vieille que ton matelas. Y sont assis face à face le brigadier Duval, une espèce d’armoire à glace pas très futé mais impressionnant par sa carrure et ses mains de boucher, et un petit bout de femme haute comme trois pommes, à la silhouette d’une gamine de 16 ans à peine formée. Tu l’as compris, il s’agit de Loulou, ma plus fidèle amie et subordonnée qui, sans aucun doute, aurait été l’égérie de Pagnol s’ils avaient vécu à la même époque.
M’ayant dans son champ de vision, Loulou m’adresse un clin d’œil furtif et malicieux. Puis son visage se referme, concentré. Les deux adversaires se regardent dans les yeux et soudain Loulou, (Louisette épouse Louis…) demande à Duval :
- Escuse Jeannot, tu permets qu’on s’en rejette un autre, je sens que j’ai besoin de force et tu peux pas me refuser ça ? De toutes les façons, je crois que tu crains plus déguin maintenant, tu les as tous mis fanny.
L’autre n’attendait apparemment que ça, puisque, faussement magnanime, il répond :
- Et ça va, je veux bien te faire plaisir pour ce coup, mais fais gaffe, tu bois trop hein ! C’est pas bien joli pour une femme !
- T’inquiète pas pour moi, et commande-nous deux doubles va ! A moinsse que tu te sentes plus l’alcool ?
Piqué dans sa fierté, Duval hurle :
- Oh Gus, envoie deux doubles, y’a Loulou qui va nous faire un malaise !
Dans la salle, les hommes sont admiratifs. Ma copine semble bien supporter l’alcool. Pourtant, dès qu’elle boit un verre de vin, ses joues s’enflamment et elle devient tout à fait incapable de coordonner ses gestes. L’explication est simple, Loulou ne boit d’ordinaire que de l’eau, de l’eau du robinet, du robinet de Marseille parce que La plus bonne de Frince. Ni whisky, ni Martini, ni Champagne, rien, pas même une goutte de Pastis noyée dans un verre. Je me tourne vers Lino pour avoir des explications :
- Que font-ils ? Ils se saoulent la gueule et le meilleur gagne ?
- Non, c’est une partie de bras de fer. Duval vient de gagner neuf adversaires et ta dingue de copine s’est proposée pour le dernier duel !
- Quoi ? Mais elle est folle ! Tout le monde connaît sa force, mais contre Duval ! Il va lui casser le bras ! Il faut arrêter cette farce stupide ! Elle est saoule ou quoi ? Ça fait combien de verres ?
- Pour cette dernière partie, le septième je crois, répond Lino en retenant difficilement un fou rire.
Pendant que nous discutons, Loulou relève ses manches en chancelant sur sa chaise :
- Allez Jeannot, cul sec et on y va, j’ai pas que ça à faire moi !
Les deux adversaires sifflent leur double Tequila d’une traite, reposent bruyamment les verres sur la table et se mettent en place.
- Putain Jeannot, attends deux secondes que je tombe la veste, elle me gêne aux entournures. Eh Gus ! Porte-moi le bottin que je m’assoie dessus, je suis trop petite. Mène-moi les deux, celui de la ville et celui du département, ça me donnera la bonne hauteur. Et merde, maintenant j’ai envie de pisser avè tous ces verres qu’on vient de descendre. T’as pas la vessie comme un ballon de foot toi ? Non ? Bon j’y vais, je fais vite. Tè, pour me faire pardonner, je t’offre le dernier.
Elle fait signe au patron de resservir un double et se dirige difficilement vers les toilettes en serrant les cuisses pour éviter de se faire dessus. C’est lamentable. Quel spectacle ! Dans la salle, les commentaires reprennent en attendant le retour de la challenger. J’apprends que des paris ont été pris. Loulou est à 65 contre un et les participants se frottent les mains, tout en y allant de leurs conseils :
- Jeannot, va-y mollo, laisse z’y une petite chance ! Tu vas pas nous la faire tomber de suite. Et surtout n’y casse pas le poignet !
Et ça rigole, ça se moque, ça anticipe… Lino est mort de rire. C’est rare de le voir si détendu, surtout dans ce bar où il ne met que très rarement les pieds… Trop vulgaire pour cet homme qui ne s’habille que chez les grands couturiers… Il m’énerve ! Pourquoi a-t-il laissé Loulou s’engager dans cette bataille ? Il sait qu’elle ne tient pas l’alcool ! J’allais lui en faire la remarque quand elle refait son entrée dans la salle en hurlant :
- C’est bon, j’ai fait pipi, on peut y aller !
Et sans plus attendre elle s’assoie sur les annuaires, ajuste ses manches, passe sa langue sur les lèvres et pose son coude bien au centre de la table. Maintenant qu’elle n’a plus sa veste, tout le monde a une vue magnifique sur son décolleté, surtout qu’elle est obligée de se pencher pour se mettre à la même hauteur que Duval. Oh ! Il n’y a pas grand-chose à voir, la pauvre est plate comme une limande mais les hommes n’en ont que faire et se délectent devant ce paysage généreusement offert. Totalement éméché, Duval se met en position et attrape la main frêle de Loulou qui disparaît complètement dans cette imposant ensemble de doigts. Une dernière fois, elle me lance un sourire complice puis plante son regard dans les yeux de son adversaire en y mettant tout le charme dont elle est capable. L’autre ne sait plus où regarder. Les seins, les yeux… il est hypnotisé !
Doucement, elle lui parle :
- Putain t’es fort toi ! Tu m’impressionnes tu sais ! Si seulement mon Fredo il était bâti comme toi.. Tu me fais rêver tu le sais ?
……………………………………...
La suite… Il faudra la découvrir en lisant "Le 11, Les Gambettes à Loulou"
Mirabelle Barane aux Editions du Vallon.
ISBN : 978-2-91949-1-018
Prix : 8.50 euros
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